Sacré Lion

21/05/2017 13:50

La construction de la butte du Lion suite à la bataille de Waterloo a déjà été évoquée dans un précédent article. Le lion qui orne son sommet est au départ éminemment hollandais quoique par la suite on la fait passer pour une représentation de la royauté. L'orientation du lion ne laisse aucun doute vu qu'il est orienté, la gueule ouverte, vers la France pour prévenir toute invasion.

En 1831, la Belgique, devenue indépendante depuis peu et sans armée digne de ce nom, continue à subir le joug des Hollandais qui occupent toujours une partie du pays. Un sentiment anti-hollandais vif poussa des manifestants à se diriger en juin 1831 vers la butte du lion pour la détruire; des centaines de paysans de la région les en empêchèrent pour protéger une réelle mine d'or pour eux. Ils furent aider par des gendarmes dépêchés sur place.

Par deux fois en août 1831 puis en décembre 1832, la Belgique dut faire appel à son voisin français pour l'aider à bouter l'ennemi batave de ses frontières. Le fraîchement nommé Maréchal Gérard, héros de Ligny, commandant de l'Armée du Nord, entre en Belgique avec ses troupes et contraint les troupes de Guillaume Ier de retraiter vers Anvers qu'elles occupent. Le siège est mis devant la ville portuaire qui tombera finalement le 23 décembre 1832.


Siège de la citadelle d'Anvers (1832) par Horace Vernet
On voit le Maréchal Gérard expliquant les manœuvres au Duc d'Orléans et au Duc de Nemours
durant le siège d'Anvers le 22 décembre 1832

Lorsque les troupes françaises passèrent par le tristement célèbre champ de bataille de Waterloo, elles n'apprécièrent pas d'y voir tant de monuments à la gloire de la victoire alliée. Elles n'hésitèrent pas à briser le monument prussien à Plancenoit fait de fonte de fer, facilement moulable mais peu résistante. Le lion fut aussi saccagé et il semblerait que la queue ait été en partie brisée et que des tirs prirent le lion pour cible. Mais le pire était à venir...

À la séance du samedi 29 décembre 1832 à la Chambre des représentants de Belgique, soit 6 jours à peine après la chute d'Anvers et la victoire des troupes françaises venues nous sauver, un projet de loi fut proposé visant à témoigner à l’armée française la reconnaissance de la nation belge et à faire disparaître le lion érigé sur la butte de Waterloo! Ce projet émanait du sieur Alexandre Gendebien qui présenta deux articles:

Art. 1er. La nation belge adresse des remerciements à l'armée française et à ses dignes chefs.

Art. 2.  Le lion de Waterloo sera converti en bombes et boulets pour la défense de la liberté et de l'indépendance des deux peuples. Il sera remplacé par un monument funèbre sur lequel flotteront ensemble à perpétuité les couleurs de la Belgique et de la France.

Bien que l'article premier fut adopté à l'unanimité, le second suscita une vive réaction des représentants de la Nation ainsi que celle du public et de la presse. Même les autorités françaises étaient embarrassées et les Britanniques irrités. Seule le premier article fut finalement voté le 31 décembre.

Je renvoie le lecteur vers le compte-rendu complet de la séance du 29 décembre 1832, mais je ne retiens ici que les interventions de quelques élus  farouchement opposés à une telle demande.

Extrait de l'intervention de M. de Robiano de Borsbeek, sénateur catholique, représentant de l'arrondissement de Ypres:

Messieurs je viens m’opposer à la prise en considération; mais je déclare que je suis tout prêt à voter des remerciements à l’armée française, et j’espère que la chambre les votera par acclamations.

La proposition, messieurs, est conçue d une manière qui la rend impolitique à mes yeux; elle a un caractère d’hostilité envers le reste de l’Europe. La France est l’alliée de la Belgique, les faits le prouvent; mais la Belgique ne doit pas oublier qu’elle a été mise par le reste de l’Europe dans des positions fort fâcheuses; il ne sert à rien d’augmenter les dispositions peu bienveillantes de l’Europe envers nous.

On s’élève contre le lion de Waterloo, contre les sentiments que l’on suppose qu’il excite: je crois que la bataille de Waterloo perpétue un souvenir qui est cher à l’Europe, qui est cher à la Belgique et je crois que la France, sous un rapport, ne le voit pas avec amertume.

Sous le rapport de la défaite, le souvenir en est sans doute toujours désagréable pour un peuple valeureux; mais, la France ne voulait plus du sceptre de Bonaparte, elle voulait une charte et la liberté, et si Bonaparte eût vaincu à Waterloo, il n’y aurait pas eu plus de liberté qu’avant son départ de l’île d’Elbe. L’Europe était menacée d’une nouvelle invasion, de nouvelles commotions; et quant à la Belgique nous savons assez quel aurait été notre sort: notre indépendante était évanouie sans la victoire de Waterloo.

[...]

Je ne vois pas, d’ailleurs, que ce soit un sentiment national qui provoque ces sortes d’irritations. Le peuple aime à voir le lion de Waterloo; les germes de notre indépendance se trouvent dans cette journée: avant Waterloo nous avions successivement été fondus dans d’autres nations, tantôt à l’Autriche, tantôt à l’Espagne, tantôt à la France; après Waterloo, nous avons commencé à reparaître dans l’histoire politique.

[...]

Il y aurait à détruire le monument une sorte de vandalisme. Nous avons vu les Français pénétrer en Europe, et ne point détruire des monuments qui leur étaient désagréables. Les alliés sont entrés à Paris et n’ont rien anéanti. L’auteur de la proposition veut substituer au lion de Waterloo un autre monument; c’est évidemment détruire le premier, Les peuples, en voyant cette instabilité, diront: Nous verrons aussi disparaître ce que l’on fait en 1833. Il est important, plus qu’on ne croit, de ne pas multiplier aux yeux des populations les exemples d’instabilité.

Les Belges ont combattu avec gloire à Waterloo; ils ont fait preuve de fidélité; cependant il leur coûtait de porter leurs coups sur d’anciens frères d’armes; mais un sentiment supérieur a dominé sur eux; ils avaient déjà un sentiment de nationalité, et ce sentiment est en désaccord avec la destruction du monument. Je ne crois pas que ce soit la force brutale qui ait triomphé à Waterloo; je crois au contraire que c’est la force brutale qui y a été vaincue, et sous ce point de vue il est précieux d’en conserver le souvenir.

Extrait de l'intervention de Jean-Baptiste Nothomb, sénateur libéral:

Messieurs, naguère, tout en reconnaissant que l’appel fait à la France et à l’Angleterre par notre gouvernement était légal et nécessaire, je n’ai pas hésité à déclarer que l’intervention étrangère n’en était pas moins un grand malheur, en ne considérant que les sentiments d’honneur national. La France a rempli ses obligations en intervenant, nous avons rempli les nôtres en subissant l’intervention. Chaque peuple a fait ses sacrifices, et chaque peuple a trouvé ou une récompense ou une compensation dans l’événement même: l’armée française y a trouvé de la gloire, le gouvernement français y a puisé une nouvelle force. Pour nous, messieurs, nous avons sans doute obtenu un grand résultat; mais ce n’est qu’en invoquant la loi d’une inexorable nécessité que nous pouvons dire que l’honneur est resté sauf.

[...]

Si le monument de Waterloo n’existait pas, il ne faudrait pas l’élever; mais puisqu’il est là, il faut qu’il y reste. D’ailleurs vous auriez beau précipiter le lion de sa base, le nom de Waterloo n’en resterait pas moins inscrit dans l’histoire française à la suite des noms lugubres de Crécy et d’Azincourt. Si, en mémoire de la journée des éperons, nos ancêtres avaient élevé un monument près de Courtray, je m’opposerais aujourd’hui à la destruction de ce monument.

Et pour tout dire, j’ajouterai que le lion de Waterloo n’a rien d’odieux pour moi, comme Belge et comme homme. Cette journée a ouvert pour l’Europe une ère nouvelle, l’ère des gouvernements représentatifs. Cette journée a rendu à la Belgique cette indépendance qui a été dénaturée ensuite et qui a reçu une nouvelle forme, sa véritable forme, par les journées de septembre.

Je ne répéterai pas tout ce qui vous a été dit sur un événement si étrangement défiguré; j’ajouterai seulement un mot, c’est que si la bataille de Waterloo avait été gagnée per ceux qui sont venus depuis au secours de notre indépendance, c’en eût été fait alors pour longtemps de notre nationalité, et peut-être cette ville, où nous siégeons, au lieu d’être la capitale du nouveau royaume belge, serait redevenue le chef-lieu du département de la Dyle.

Notons qu'au XXe siècle, la proposition de Gendebien de 1832 fit encore des émules parmi les représentants wallons:

  • En 1918, le journaliste Raymond Colleye, réfugié à Londres, proposa dans le journal L'Opinion Wallonne qu'à la victoire on fasse sauter le lion en signe de solidarité franco-wallonne.
  • À l'armistice de 1918, le député wallon Pépin proposa de retourner le lion pour que sa gueule soit tournée vers le Nord!
  • En 1925, le député wallon Victor Ernest proposa la démolition pure et simple du monument.

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Frank Grognet Nivelles
Belgique
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